La chronique Facebook : Man O War, père de l'Amérique

01/12/2013 - Chef de race
Mon patient, les yeux clos et l'esprit envolé dans l'inconnu, gisait sur la table de pierre, le corps délicatement posé sur un doux drap de soie. Nous étions seuls, pour quelques instants encore. J'avais fait de mon mieux pour préserver cette infinie splendeur. Il avait beau être loin de ce monde, il resplendissait toujours d'avantage. Un ultime sursaut de lumière vint se glisser sur ses flancs, me révélant son poil d'un rouge poignant. Man O War s'est éteint à 30 ans.


Man O'War, un géant dans tous les sens du terme.


On frappa doucement à la porte. Son groom pénétra de quelques pas dans la pièce, le visage marqué et les yeux gonflés. Il regarda son ami étendu, et sourit. Compatissant à ma peine, il me remercia en un murmure et me demanda si l'on pouvait retirer le corps. Affirmatif, je saisis ma veste et quitta les lieux, adressant à Big Red un ultime regard. Les larmes s'écrasèrent immédiatement sur mes joues. Pudique, je pressais le pas et disparus de la bâtisse. Les intempéries retardèrent les funérailles. Trois jours passèrent. Le 04 novembre 1947, le cheval fut enterré dans le parc de Faraway, entouré de ses proches et de deux mille américains endeuillés.

Le même nombre s'était entassé autour de son corps embaumé durant trois jours, priant une dernière fois pour celui qui ferait à jamais parti de leur vie. Un million et demi de visiteurs s'était entassé autour de son paddock durant le dernier quart de siècle. J'en faisais parti. Je l'avais même rencontré d’indénombrables fois, en voisin. Je l'avais observé dès ses premières années de patriarche, suivant son évolution morphologique et sa permanence d'esprit. Je l'ai vu prendre de l'âge. J'ai vu son dos se creuser irrémédiablement, ses paupières s'affaissant sur ses pupilles éternellement vivantes. Je l'ai vu s'envoler dans les prairies, entouré de ses fils, l’œil veillant sur sa dynastie. J'ai scruté sa démarche années après années. Il était mon pèlerinage annuel. Je n'avais pas le cœur, aujourd'hui, de lui rendre un dernier hommage. Je l'avais déjà fait, dans son intimité. J'allumais malgré tout mon poste radio, écoutant ABC Wlap qui retransmettait pendant une demi-heure les dernières paroles de ses amis en direct. Je vibrais de nouveau avec eux, me remémorant ses envolées sur les pistes. Sa suprématie, tant sur la concurrence que dans l'élevage. Outre le drame du Sanford Memorial où le poteau survenu trop rapidement avait permis à Upset de lui ravir la victoire, il avait été invincible à vingt reprises, sans jamais puiser dans ses réserves, sans jamais montrer une once de sueur ou de fatigue. Il avait arraché les records, bondissant sur ses jambes en de longues foulées rythmées intensément. Il avait laissé un concurrent à plus de cent longueurs, et avait terminé sa carrière loin devant le mémorable Sir Barton dans un match canadien qui retentit encore à travers le nouveau siècle. Toute sa vie, Man O'War avait été un père. Le père de l'Amérique en guerre, rassurant dans sa démesure et sa noblesse. Le dieu de la race pur-sang, incarnant à jamais le seul, l'unique réel cheval touché par la grâce. En un regard plongé dans le sien, j'avais compris qu'il était le seigneur de tous les chevaux, qu'il ne connaissait ni le doute, ni la peur, ni les effets du temps. Il portait l'encolure haute et le regard lointain. Jusqu'à la fin, alors âgé de trente ans, il n'abaissa jamais la garde, ne se voutant nullement. Aujourd'hui, je l'imagine chef d'un clan sauvage, galopant en meneur, protecteur de sa progéniture.
C'est sur l'image du cheval rouge à travers les plaines vierges du paradis que j'éteignais la radio. Et retournait à mon quotidien, le cœur allégé, le sourire s'imposant.

Notes :

  • Le Man'O'War, nom d'un fameux type de navire de guerre qui a équipé les flottes tant françaises qu'anglaises du XVIIe au XIXe siècle, puis un célèbre groupe de Heavy Metal des années 80, fut surtout pour les intérêts hippiques un grand champion de l'entre deux guerres aux Etats-Unis. Il est même considéré, encore aujourd'hui, comme le meilleur cheval de course de l'histoire américaine, titulaire de 20 victoires sur 21 courses.
     
  • Man O'War, né en 1917 dans le Kentucky et ainsi nommé par la femme de l'élevage August Belmont Jr (d'où les Belmont Stakes) en hommage à son mari parti sur le font en France, a été vendu yearling pour 5000 dollars. Bien né, c'est un fils de Fair Play, étalon important de l'époque.
     
  • Il connut sa seule défaite à l'âge de 2 ans, par la simple raison qu'il était dans le mauvais sens lorsque le starter lâchat les élastiques. Il a quand même terminé 2e d'un gros outsider bien nommé, Upset. Man O'War a terminé sa saison initiale avec 9 victoires en 10 sorties.
     
  • Il n'a pas couru le Kentucky Derby car le propriétaire n'aimait pas la course, mais Man O'War a remporté ensuite sans difficulté les Preakness Stakes et les Belmont Stakes, les 2 autres étapes de la triple couronne.
     
  • Sa réputation faisait fuir la concurrence. Il n'a ainsi devancé qu'un seul adversaires dans les Lawrence Realization Stakes, un certain Hoodwink qui n'était pas le 1e venu, et ce par 100 longueurs, le plus grand écart de l'histoire des courses. Son record de vitesse sur 2 600 m en 2'40"80 tient toujours à Acqueduct.
     
  • Sa sortie d'adieux à Windsor au Canada dans Kenilworth Park Gold Cup a été la 1e course entièrement filmé de l'histoire. Il y a battu par 7 longueurs Sir Barton, le vainqueur de la toute 1e triple couronne américaine.
     
  • Contrairement à tant de grands champions des pistes, Man O'War est devenu un véritable chef de race au Haras, père notamment du phénoménal War Admiral, un géant vainqueur de la triple couronne, adversaire de Seabiscuit dans le duel montré dans le film. Seabiscuit était d'ailleurs un petit-fils de Man O'War. Il est mort à 30 ans, en 1947.

 

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