L'interview de Peter Brant : le Kentucky Derby et sa vision globale des courses

01/05/2024 - Grand Destin
Le milliardaire américain Peter Brant, propriétaire de Sottsass livre ci-dessous une longue interview détaillée sur sa vision des courses des deux côtés de l'Atlantique, quelques jours avant le Kentucky Derby dont il possède une partie du favori Sierra Leone avec ses amis de Coolmore Stud. Par John Gilmore.

 
Peter Brant avec le trophée du Prix du Jockey-Club remporté par Sottsass.

 

Cette année marquera le 150e anniversaire du Kentucky Derby, couru sur 2 000 mètres sur dirt. Pour célébrer l'événement en grand, le circuit de Churchill Downs a récolté un montant total de 5 millions de dollars, contre 3 millions l’année dernière, soit une vertigineuse augmentation de 66%. Cela signifie que le gagnant recevra 3,1 millions de dollars, davantage que le prix total de l'année dernière, en plus du très convoité trophée en or. Le deuxième recevra 1 million de dollars, le troisième 500 000$, le quatrième 250 000$ et le cinquième 150 000$. Mais le véritable jackpot pourrait être après la victoire : la carrière du vainqueur en élevage pourrait valoir jusqu'à 50 millions de dollars. 

Organisé chaque année le 1er samedi de mai, le Kentucky Derby a historiquement évolué pour devenir les deux plus grandes minutes du sport hippique outre-Atlantique. La préparation d'avant-course commence avec les 150 000 personnes présentes qui chantent : "My Old Kentucky Home" et se termine avec le gagnant recevant des roses rouges, les fleurs officielles de la course depuis 1904. C'est pourquoi la course est connue sous le nom de "The Run for the Roses".

 



Parti très lentement et dernier en face, l'énorme Sierre Léone passe ensuite le peloton pour s'imposer dans les Toyota Blue Grass Stakes (Gr.2) à Keeneland.


 

Peter Brant, 77 ans, industriel, éditeur de magazines, collectionneur d’art et propriétaire de chevaux de course, attend le Kentucky Derby avec impatience. Il détient une participation de 24% dans Sierra Leone, l'un des favoris du Kentucky Derby de cette année. Le poulain de trois ans a obtenu son ticket pour ce Kentucky Derby  en remportant confortablement le Toyota Blue Grass (GR1) d’une longueur et demie à Churchill Downs le mois dernier. 

Cela pourrait être du déjà-vu pour Brant, puisqu'il avait déjà remporté le Kentucky Derby il y a 40 ans, ayant des parts dans Swale, de Claiborne Farms, vainqueur du Kentucky Derby et des Belmont Stakes. « J'ai encore de bons souvenirs et c'était aussi une première pour la famille Hancock, connue pour son entreprise d'élevage familial de Claiborne Farms Kentucky », a indiqué Brant. Cependant, Swale (Seattle Slew) s’est effondré et est mort dans son écurie 8 jours seulement après sa victoire dans les  Belmont Stakes, à la suite d'un galop matinal de routine. Une autopsie a ensuite révélé de petites lésions dans la région cardiaque, qui ont pu provoquer une arythmie mortelle.

 


Peter Brant a déjà remporté le Kentucky Derby en 1984, en étant associé sur la propriété de Swale, qui s'impose pratiquement de bout en bout sour la selle de Chris McCarron (casaque jaune)

 

Le jockey de Sierra Leone Tyler Gaffalione et l'entraîneur Chad Brown seront tous deux à la recherche de leur 1ère victoire dans le Kentucky Derby. Le meilleur résultat de Chad Brown jusqu'à présent en six tentatives est une deuxième place en 2018 avec Good Magic (Curlin). Ancien assistant de Bobby Frankel, Chad Brown est surtout réputé de notre côté de l'Atlantique pour sa réussite extraordinaire avec des femelles importées de France, sur le circuit du gazon américain. Il fait aussi faire du "yankee" pur et dur, la preuve. 

 

 

Sierra Leone (Gun Runner) n'a disputé que 4 courses, gagnant en débutant en novembre à Aqueduct, puis 2e battu seulement d'un nez dans les Remsen Stakes (Gr.2), sur le même hippodrome à New-York. Vainqueur ensuite des Risen Star Stakes (Gr.2) à Fair Grounds en Louisiane, ce voyageur vient de donc de remporter les Blue Grass Stakes (Gr.2), une préparatoire très convoitée à Keeneland dans le Kentucky.

Fils de Gun Runner (Candy Ride), un gagnant de Breeders'Cup Classic qui fait la monte à Three Chimneys pour 250.000 dollars, et de Heavenly Love gagnante de Gr.1 à 2 ans dans les Alcibiades Stakes, Sierra Leone a coûté la bagatelle de 2,3 millions de dollars aux ventes Fasig Tipton Saratoga en 2022.

 


Peter Brant avec son entraineur américain Chad Brown.

 

 « Quand j'ai regardé tous les chevaux, il était le plus beau yearling de la vente et je savais qu'il coûterait cher à l'achat, mais pas si cher que ça », a expliqué Brant. « L'équipe Coolmore, avec laquelle j'ai eu de nombreux partenariats, était également intéressée par le cheval et Sierra Leone a été achetée avec moi-même prenant une part de 20 %, et John Magnier, Michael Tabor, Derrick Smith et Westerberg Ltd ayant chacun 16 %. "  

Brant, par expérience, est pleinement conscient de la difficulté de gagner le Kentucky Derby. « Il y a normalement jusqu'à 20 partants dans la course, et les virages serrés rendent toujours la course difficile, car il faut beaucoup de chance pour courir sans problème. Avant, il fallait un cheval qui avait beaucoup d'expérience de course pour remporter le Kentucky Derby. Secrétariat en était à sa 13e course quand il le remporta en 1973. Bien que les méthodes d'entraînement aient changé au fil des ans, le vainqueur de l'année dernière, Mage, n'avait couru que quatre courses, comme le vainqueur de 2018, Justify, qui n’a d’ailleurs pas couru à l'âge de deux ans. »

" Il y a de nombreux rivaux dangereux dans la course et Fierceness (City of Light), le vainqueur du Florida Derby, en fait partie – bien que Sierra Leone ait son propre style naturel de course et puisse s'adapter si le rythme de la course est lent ou rapide. Néanmoins, est-ce que j'échangerais mon cheval avec un autre cheval dans la course ? La réponse est catégoriquement non. » Pour cette course, Sierra Leone a tiré le stalle 2, une place raisonnablement favorable, mais il devra démarrer sur le bon pied afin de maintenir sa position. 

 


Le champion sprinter Gulch, sous la casaque de White Birch Farm (Peter Brant)

 

Peter Brant a possédé et/ou élevé certains des meilleurs chevaux de course au cours des 50 dernières années, tant aux États-Unis qu'en Europe. Son intérêt initial pour les courses de chevaux a commencé lorsqu'il était enfant. « À cette époque, je m’intéressais davantage aux jeux de hasard. Il y avait de grands chevaux de course comme Bold Ruler et Kelso". Dans les années 1970 et 80, Brant a commencé à s'impliquer de manière importante dans les courses de chevaux et a connu un succès considérable, possédant les champions Just A Game puis Gulch. Il a aussi élévé le fils de ce dernier, nommé Thunder Gulch, vainqueur du Kentucky Derby et des Belmont Stakes de 1995.  Thunder Gulch défendait la casaque de Michael Tabor, de Coolmore. Peter Brant a également élevé Torrential, lauréat du Prix Jean Prat (Gr.1) en 1995. Entre temps, il avait fait l'actualité en achetant la dame de fer Triptych pour 9 millions de dollars sur le ring de Deauville, lors de la vente de dispersion d'Alan Clore en 1989. Malheureusement, la crack aux 9 Grs.1 de 2 à 6 ans s'est tuée dans un accident au paddock quelques mois plus tard.

 


Peter Brant avec Sottsass après sa victoire dans le Prix du Jockey-Club (Gr.1) en 2019 avec Cristian Demuro.

 

" J'ai toujours été intéressé par les chevaux de course élevés pour de plus longues distances, par opposition aux sprinters. A la fin de leur année de 3 ans, je garde les poulains de niveau Groupe 1 et j'essaie de vendre le reste. Avec les pouliches, c’est un peu différent car elles peuvent passer au niveau Groupe après 3 ans, donc la sélection retenue pourrait être plus tardive. Je m’intéresse plus à la catégorie de la course qu’au temps du cheval lors de la course – comme me l’a dit un jour un de mes amis ; "le temps ne compte que quand on est en prison". La classe d'une course est plus importante pour moi, et quand je regarde un cheval d'herbe/de dirt, la qualité de la lignée d'élevage des deux côtés - deux ou trois générations - est très importante. Lorsque vous achetez des chevaux de course, vous devriez viser les courses à enjeux classiques, et pour ce faire, vous devriez chercher à acheter des chevaux de course qui ont à la fois de la vitesse et de l'endurance dans leur pedigree - élevés pour parcourir au moins 1 600 à 2 000 mètres. »

 

" Les courses sont trop focalisées sur la vitesse et les valeurs commerciales "

 

 Brant est préoccupé par la tendance actuelle en matière d'élevage. « Je pense que l'industrie élève beaucoup trop de juments pour un nombre limité de 10 à 15 meilleurs étalons aux États-Unis et en Europe, certains saillissant plus de 200 juments par saison, ce qui est beaucoup trop. Je pense qu'entre 100 et 150 juments devraient être le maximum et cela a un effet sur les étalons plus jeunes, qui ne reçoivent pas beaucoup de juments. Ce manque de variété dans l'élevage pourrait être un problème dans dix ans. À cela s'ajoute la tendance croissante à l'élevage commercial qui vend pour des résultats rapides afin de maximiser les profits. Cela conduit à un nombre croissant de sprinters aux ventes de weanling, yearling et Breeze Up, avec moins de chevaux élevés sur distance proposés. Une autre préoccupation est que le nombre de chevaux de course nés en aux États-Unis, a chuté de plus de 50 % pour atteindre 17 000 au cours des 20 dernières années. »

 


Peter Brant, un grand joueur de polo qui avait abandonné les courses pendant près de 20 ans pour se concentrer sur sa passion.

 

Brant met en avant les avantages qu’il y a à véritablement élever un cheval. “ Quand on s’occupe d’un cheval et qu’on ne l’use pas excessivement, il vit plus longtemps et aura plus de valeur à long-terme”. En 1996, Peter Brant a tout abandonné pour se concentrer sur le polo. « Ce n'était pas très difficile car le polo est l'un des grands plaisirs de ma vie et je ne pouvais pas faire les deux choses en même temps. » Brant était autrefois le joueur amateur le mieux noté aux États-Unis et co-fondateur du Greenwich Polo Club dans le Connecticut. « Je ne suis revenu aux courses de chevaux qu'en 2016, lorsque je suis devenu trop vieux pour concourir », a souligné Brant. 

 


La championne Sistercharlie, achetée en France, a été le symbole du retour fracassant au 1e plan de Peter Brant.

 

Brant était peut-être absent des courses hippiques depuis 20 ans, mais il a rapidement montré qu'il n'avait pas perdu son sens du repérage des talents et a notamment commencé à avoir du succès avec les chevaux de course européens. Achat de Sistercharlie (Myboycharlie) à la propriétaire Mme Jacques Cygler pour un montant non divulgué, après une malchanceuse 2e place derrière Senga dans le Prix de Diane 2017 à Chantilly, alors qu'elle était entraînée par Alex Pantall. Sistercharlie, qui a ensuite été envoyée chez l'entraîneur américain de Brant, Chad Brown, a remporté 7 courses de Gr.1  au cours des 3  saisons suivantes ; dont les Fillies Breeders Cup and Turf Race 2018, et gagna l'Eclipse Award pour Champion Female Turf Horse la même année.

Deux mois après avoir acheté Sistercharlie, Brant a acheté son demi-frère par Siyouni à l'Ecurie des Monceaux lors des ventes Arqana d'août pour 340 000 € - qui s'est avéré être Sottsass, futur vainqueur du Prix du Jockey Club 2019 et de l'Arc de Triomphe 2020. 

 


Sottsass dans le Prix du Jockey-Club. (photo APRH)

 

« Après avoir couru des chevaux européens aux États-Unis, mon plan a toujours été de les ramener en Europe à des fins de reproduction une fois au haras, car j'ai découvert que cela fonctionnait mieux », a expliqué Brant. C’est le cas de Sistercharlie qui a donné naissance à une pouliche par Dubawi en mars 2023 à Coolmore en Irlande. Cette saison, Sistercharlie a eu un poulain par Dubawi au Haras des Capucines en France le 10 mars et son plan de monte 2024 comporte le nom de Siyouni, pour refaire bien sûr le croisement qui a donné Sottsass, lui-même étalon chez ses associés de Coolmore.

 

 

En effet, en janvier 2020, Coolmore a pris une participation de 50 % dans Sottsass et le cheval a pris ses fonctions au haras de Coolmore l'année suivante. Lors de sa première saison au haras, Sottsass a sailli 132 juments et l'année suivante 126. « J'ai envoyé beaucoup de mes meilleures juments à Sottsass et j'ai hâte de les faire courir. J'aime beaucoup travailler avec Coolmore tant en Europe qu'aux États-Unis. » Notons que Coolmore, comme d’autres entreprises de haut niveau des deux côtés de l’Atlantique, n’est pas contre le fait de remplir au maximum le carnet de bal de leurs meilleurs étalons, au-delà des 150 juments préconisées par Brant.  

 


Sottsass remporte à 4 ans le Qatar Prix de l'Arc de Triomphe.

 

Les dix premiers yearlings engendrés par Sottsass vendus chez Arqana en août dernier ont été adjugés au prix moyen de 197.200 €. Brant en a acheté un pour 380.000 €, de la jument Ayelet, présentée par La Motterlaye Consignment. Brant a également une part avec Coolmore dans le poulain de 3 ans de première classe de l'année dernière, Paddington, un autre fils de Siyouni, qui a remporté 4 courses de Gr.1 : 2000 Guineas, St James Palace Stakes, Eclipse Stakes et Sussex Stakes, en l'espace de 68 jours. Paddington avait été acheté aux ventes de yearlings Arqana 2021 pour 420 000 €. Paddington a maintenant pris sa retraite des courses et a pris ses fonctions de haras à Coolmore en Irlande à partir de cette saison 2024. 

 

 
Peter Brant a acquis récemment le centre d'entrainement de Payson Park au nord de Miami en Floride.

 

Un aspect très important des opérations de courses américaines de Brant est Payson Park en Floride, un centre d'entrainement que Brant a acheté en 2019 et a depuis modernisé les installations. « Le climat merveilleux est très bénéfique pour les chevaux hivernants et ainsi favoriser leur développement, et j'ai toujours aimé amener mes jeunes chevaux ici », explique Brant. « Mon entraîneur Chad Brown amène ses chevaux ici pour l'hiver, avant de retourner à New-York pour les réunions de fin de printemps et d'été à Belmont et Saratoga. » 

C’est également le cas lorsqu’il achète des chevaux de course européens pour courir aux Etats-Unis. « Les chevaux européens ont souvent besoin de temps pour s'acclimater et j'ai trouvé bénéfique de ne pas les faire courir pendant plusieurs mois. » 

Cela s’est avéré évident après que Brant ait acheté Rougir, une fille de Territories pour 3 millions d’euros, lors de la vente Arqana de décembre 2022 Vente d’Elevage. La pouliche est lauréate du Prix de l’Opéra (Gr.1) ; elle a été envoyée chez Chad Brown et a passé l'hiver à Payson Park. Elle a couru pour la première fois en mai 2023 en remportant un Gr.3 à Belmont, 5 mois avant de s'imposer dans les EP Taylor Stakes (Gr.1). 

 

 
Achetée 3 millions d'euros à Arqana, Rougir a gagné l'année suivante les EP Taylor Stakes (Gr.1)

 

Brant souligne, « C'est une question compliquée d'entraîner un cheval de course et de le garder à l'abri des maladies et des blessures. Une alimentation correcte pour éviter les problèmes de digestion est très importante pour chaque cheval à l'entraînement. Les chevaux de course pur-sang aiment également la prévisibilité lors de l'entraînement, que ce soit sur l'herbe, dirt ou les copeaux de bois. À mon avis, les copeaux de bois sont une surface beaucoup plus fiable pour s'entraîner - car la surface d’entraînement ne change pas, ce qui est un facteur important pour garder un cheval en bonne santé. » 

 


Peter Brant avec son fidèle agent en France, Michel Zérolo.

 

Il a ajouté : « De l'autre côté, il est important d'avoir de bons entraîneurs expérimentés. Jean-Claude Rouget est un excellent entraîneur, qui m'a permis de réaliser l'une des ambitions de toute une vie : remporter la course de l'Arc de Triomphe avec Sottsass. John Gosden entraîne pour moi en Angleterre et possède une vaste expérience aux États-Unis et en Angleterre. Chad Brown aux États-Unis est un gars intelligent, qui prend son temps pour développer des chevaux de course et a un excellent bilan en matière d'importations européennes. Il a remporté de grandes courses sur dirt et sur herbe. Même si le bilan d’Aidan O’Brien en Irlande parle de lui-même, il est probablement le meilleur entraîneur de tous les temps. »

 Mais ce samedi, environ 150 000 Américains assisteront au Kentucky Derby pour ce qui reste la plus grande course du pays. Des millions d’autres personnes le regarderont sur leurs écrans. Peter Brant espère que son Sierra Leone et son jockey Tyler Gaffalione pourront lui offrir son deuxième succès dans la course. Mais il faut beaucoup de chance pour courir, sur une piste aux virages serrés qui en font toute la renommée.

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