Les éleveurs d'obstacle irlandais écrasés par les "FR" : les vraies raisons d'un malaise très paradoxal

05/02/2024 - Actualités
7 victoires "FR" sur 8 Grs.1....Les éleveurs irlandais ont pris la branlée du siècle lors du dernier festival de Dublin à Leopardstown, donc à domicile. Si l'Irlande peut donner des leçons à la terre entière en matière de marketing de ses courses et d'accueil du public, les razzias effectuées par les chevaux "FR" dans les courses d'obstacle outre-Manche deviennent si importantes que les éleveurs irlandais, principaux fournisseurs de sauteurs outre-Manche, ont organisé un séminaire sur le sujet. Leurs réflexions sont très instructives car s'ils veulent logiquement copier le modèle français qui fonctionne si bien, les éleveurs français doivent aussi tirer les leçons des erreurs étrangères pour ne pas tomber dans les mêmes travers. Avec un peu de facilité, les celtes accusent leur programme, mais il y a aussi d'autres parties du linge sale plus difficiles à laver en public. Par Arnaud Poirier


Au centre, Bertrand Le Metayer est entouré notamment du Dr Walter Connors, Peter Molony, Anthony Bromley, Charles O'Neill, Richard Pugh.

 

" Mais pourquoi les sauteurs "FR" taillent-ils autant de croupières aux chevaux "IRE" à tous les niveaux dans les courses d'obstacle en Angleterre et même "à la maison" en Irlande ? ". Voilà, en substance la question qui fait actuellement l'objet de grands débats existentels chez des professionnels irlandais se sentant lourdement menacés par ses hordes d'envahisseurs venus de l'hexagone. La masse et les moyens financiers à disposition outre-Manche devraient logiquement les mettre à l'abri des petits soldats français, finalement conçus en nombre beaucoup plus faible et dans le cadre de surfaces financières beaucoup plus réduites. Mais l'inverse se produit...

Pour définir le problème, et tenter de le résoudre, un séminaire a été organisé par l'association des éleveurs irlandais d'obstacle dans un salon du Lord Bagenal, un pub de la plus haute importance stratégique situé dans la commune où entraine Willie Mullins. Parmi les acteurs invités sur scène, Bertrand Le Metayer tenait le rôle du grand témoin de l'univers si efficace et productif de l'obstacle français.

 


Lossimouth, parfait symbole des razzias des "FR" à Cheltenham où elle a gagné le Triumph Hurdle (Gr.1) en 2023, et par conséquent du recul des "IRE".

 


Un malaise aussi profond n'ayant jamais qu'une seule cause, plusieurs sujets ont été abordés. La raison principale qui a été identifiée au manque de compétitivité irlandaise face à la France tient au programme des courses. En effet, outre-Manche, les chevaux commencent à courir beaucoup plus tard qu'en France : tellement tard que les poulains présentés dans les grandes ventes de 3 ans de la fin du printemps, notamment la fameuse Derby Sale de Tattersalls Ireland, sont supposés non-débourrés, à un âge où les "FR" sont déjà dressés et prêts à courir, voire ayant déjà couru. Il est évident qu'on ne construit pas un athlète humain de compétition en démarrant l'entrainement à 18 ans. Et il en va forcément de même pour les chevaux, autres mammifères, qui ne commencent donc à s'entrainer, outre-Manche, que lorsqu'ils ont presque atteint l'âge adulte.

 

Le programme trop tardif identifié comme cause principale

 

Bertrand Le Metayer explique : " Le problème de compétitivité existent depuis assez longtemps mais il est devenu flagrant ces dernières années avec des résultats franchement en baisse sur les récents meetings de Cheltenham. Le séminaire s'inscrit aussi dans une période de crise en Irlande dûe à une surproduction. La situation est d'autant plus paradoxale que vue que l'Angleterre ne va pas bien à cause du Brexit, les propriétaires et donc clients des éleveurs irlandais sont arrivés en Irlande.

 


Bertrand Le Metayer

 

Il est clair que le programme si tardif pose un gros problème de sélection. En démarrant les courses à 5 ans en moyenne plutôt qu'à 3 ans, on perd de facto 2 ans de sélection, ce qui a pour conséquence un nombre de déchets beaucoup plus important en Irlande. Et on ne peut juger de la qualité concrète de sa poulinère que quand elle est vieille voire morte... Donc l'idée majeure sortie du séminaire est d'organiser beaucoup plus de courses de 3 ans, et donc des ventes de 2 ans. Il est intéressant de constater que les éleveurs irlandais comprennent qu'ils démarrent les carrière beaucoup trop tard, tandis qu'en France, on se rend compte qu'on est aussi tombé dans l'excès inverse. En effet, à force de vouloir faire toujours plus précoce et de courir au printemps des 3 ans, nous subissons une casse trop importantes et de nombreux professionnels sont en train de faire machine arrière pour débuter les chevaux seulement à partir de l'automne."

 

Les ravages de la mode sur les étalons soi-disant commerciaux

 

Mais accuser le programme, donc la structure, est un peu facile, car cela ne remet pas en cause les choix politiques profonds et personnels. Les irlandais ont plus de mal à avouer que leur politique de production basée uniquement sur le commerce et le court terme est un grave défaut. En effet, en Irlande, un poulain d'obstacle est beaucoup trop souvent considéré uniquement comme une source de revenus via la marché voire comme rien d'autre qu'un produit financier. Et comme partout ailleurs, la financiarisation d'un moteur de la vie, consubstentiellement parisitaire, conduit inévitablement à la catastophe, en passant à une  baisse de régime puis à la panne. Ainsi, en Irlande, tout est basé sur l'aspect commerciale de l'étalon, ce qui conduit les éleveurs à devenir des victimes consentantes de la mode, qui produit une affluence massive sur une poignée de chevaux saillissant parfois plusieurs centaines de juments par an, au détriment des autres, et qui laisse sur le carreau d'innombrables animaux de piètre qualité lorsque les étalons en question se sont révélés beaucoup moins bons que prévu...

 


Crystal Ocean saillit plus de 300 juments par an, alors que son pédigree ne présente aucune garantie d'aptitude à l'obstacle et que son père Sea The Stars provoque de plus en plus de déception dans la discipline.

 

" Les irlandais se polluent à haute dose "

Bertrand Le Metayer poursuit : " J'ai expliqué que l'Irlande souffrait d'un défaut grave de diversité d'étalons. Ils sont tous allés pendant des années au sang de Sadler's Wells, via ses fils et ceux de Galileo, avant de se rendre compte que cela ne donnait pas de bons résultats (NDLR : Montjeu et Galiway sont des finalement des exceptions). Et aujourd'hui, ils chargent à fond sur le sang de Sea The Stars, comme en ce moment Crystal Ocean alors que ces chevaux n'ont pas d'aptitudes pour le saut. Harzand est un échec, et d'autres semblent suivre son chemin. (NDLR : ajoutons aussi le cas d'Affinisea, autre fils de Sea The Stars, frère de Soldier of Fortune et neveu de Sholokhov, qui fait l'objet d'une furie commerciale alors qu'il n'a gagné d'un simple maiden à 4 ans et qu'il n'a produit pour l'instant que 2 gagnants de Listed en bumper et un placé de Gr.1).

Cela va donc donner des centaines ou des milliers de chevaux sans avenir pour l'obstacle. Autant dire qu'ils se polluent à haute dose. A ce séminiaire, j'ai donc expliqué que ce système était perdant / perdant, car non seulement ils appauvrissaient leurs élevages avec ces étalons, mais ils appauvrissaient aussi nos élevages français en venant y prélever en très grand nombre des foals car ils ont l'avantage d'être issus d'autres courants de sang. Culturellement, les éleveurs d'obstacle français allaient aux étalons les plus proches. Cela a l'immense avantage d'assurer une variété de courants de sangs paternels. "

 

 

Voici donc l'occasion d'exhorter les éleveurs français à ne pas vendre leur âme au diable, c'est à dire à trop se focaliser sur l'aspect commercial de leur production en se précipitant en masse vers des étalons dénués d'aptitudes par simple effet de mode, suivant les soi-disants conseils de certains courtiers britanniques qui changent d'avis suivant le sens du vent. Il faut faire bouillir la marmite, certes, mais conserver nos atouts et ne pas tomber dans les excès irlandais aux effets aujourd'hui dévastateurs. A ce sujet, David Futter, le créateur de Yorton Farm en Angleterre, avait livré une analyse très pertinente en septembre dernier (lire l'article). Acteur majeur du redressement spectaculaire de l'élevage d'obstacle anglais, il notait avec inquiétude la tendance française à trop concentrer les courants de sang d'étalons comme en Irlande, alors que 28 des 29 vainqueurs du festival de Cheltenham 2023 étaient issus d'étalons différents. Il est bien  placé pour parler du sujet, puisque 2 des principaux gagnants de Gr.1 de ce meeting, portant le suffixce "GB" ont été conçus chez lui : Constitution Hill (Blue Bresil) et Honeysuckle (Sulamani).

 


Cette photo de Blue Bresil sur l'obstacle avait été volontairement choisie par David Futter pour créer un choc psychologique oUtre-Manche lorsqu'il l'a acheté en France en 2016 tant il est a priori inconcevable pour un éleveur anglo-irlandais de faire saillir une jument par un sauteur. (photo APRH)

 

Notons aussi que les étalonniers irlandais de second niveau, en dessous des mastodontes de Coolmore et Glenview, ont une propension très étonnante à venir faire les poubelles de la France en recrutant certains de nos pires échecs d'étalons, dont nous tairons les noms par charité chrétienne. Ils expliquent ce goût par une confiance quasi aveugle dans la méthode à la française, arguant du fait qu'il en sortira toujours quelques vainqueurs de çi de là qui leur suffira à assurer leur marketing. Et avec un peu de chance, un bon cheval. Après tout, les miracles arrivent régulièrement avec les chevaux. On a bien vu Zambezi Sun donner Rosario Baron, le gagnant du Grand Steeple-Chase de Paris en 2023. Cela donne raison à David Stack, qui l'a recruté à Coolagown Stud, alors que plus personne n'en voulait chez nous. Mais de façon générale, on plaint les éleveurs irlandais qui mettent des juments en nombre aux rebus de nos campagnes. Et dire que pendant ce temps, les irlandais refusent toujours catégoriquement de recruter des étalons ayant performé eux-mêmes sur les obstacles ! C'est un véritable déni de réalité quand on regarde les résultats exceptionnels obtenus par les sauteurs devenus étalons en France. Quand il a acheté Blue Brésil, qui avait déjà de très bons résultats avec ses premiers produits, David Futter, un homme un brin provocateur par nature avait sciemment choisi de mettre dans les catalogues une photo de lui sur la dernière haie d'Auteuil juste pour le plaisir de créer un choc psychologique.

 


Willie Mullins : " Je ne fabrique pas d'étalons d'obstacle tout simplement parce que les éleveurs n'y enverraient pas de juments".

 

  A l'occasion d'une de mes longues soirées avec l'ami Willie Mullins, je l'avais interpellé en lui demandant pourquoi diable ne fabriquait-il pas lui-même un étalon d'obstacle, avec tous les moyens qu'il avait pour cela. Il m'avait alors répondu : " Pour la simple et bonne raison qu'aucun éleveur irlandais ne mettrait une jument à un cheval d'obstacle débutant, même gagnant de Gr.1 à Cheltenham " Résultat : son pensionnaire Mystical Power, fils de la crack Annie Power par Galileo, invaincu en 3 courses, a déjà été castré alors que parmi les associés figure John Magnier, le plus grand des étalonniers à la tête de Coolmore !

 

 

Les étalons ayant sauté restent extrêmement rares outre-Manche. Il y a eu Robin des Champs à Glenview, chez Paul Cashman qui a acheté Blue Brésil à Yorton et dernièrement Jeu St Eloi. Encore plus rares sont les sauteurs ayant débuté directement en Irlande. Après sa carrière à Auteuil, Clovis du Berlais a fait ses 2 premières saisons à Yorton (toujours Futter !) avant de revenir en France pour des raisons administratives et non sportives, et dont les 2 premières générations obtiennent d'ailleurs de bons résultats en Angleterre et en Irlande. C'est une exception qui confirme la règle.

 


Richard Venn, dit Le Stallion Man

 

En effet, ce fils de King's Theatre a été le premier dans ce cas, c'est à dire importé directement de France pour débuter Outre-Manche depuis 40 ans avec... Roselier ! Gagnant de la Grande Course de Haies d'Auteui en 1978, ce fils de Misti, acquis par Sean Kinsella à Knochouse Stud à Kilkenny en Irlande, fut pourtant un crack étalon outre-Manche. " Les cas des étalons d'obstacle en Angleterre se comptent sur les doigts d'une main" explique Richard Venn, surnommé "Stallion Man", le meilleur connaisseur du marché des étalons en Europe. "Depuis un 30 ou 40 ans, il n'y a eu que Cruise Missile, Kadastrophe, Alderbrook et surtout Midnight Legend, qui a été un grand étalon. Mais attention, les deux derniers étaient certes des gagnants de Gr.1 sur les hurdles, mais ils avaient eu avant une très bonne carrière en plat en étant gagnants de Gr.2 et Gr.3."

 


Midnight Legend, un rare contre-exemple qui n'a pas été copié malgré sa réussite au haras.

 

Finalement, heureusement pour les français que les irlandais ne s'intéressent pas à ce type de chevaux. Les jeunes étalons d'obstacle sont déjà devenus très onéreux à acquérir. Le cas échéant, ils seraient carrément intouchables.  En attendant, les courtiers traversent la Manche pour venir acheter, parfois à prix d'or, des foals nés d'étalons d'obstacle sur notre sol. Allez comprendre !

 

Le maquis obscur de l'Irlande face à la transparence et l'exhaustivité de l'information française.

 

Enfin, toujours dans le registre de la sélection et de la compétitivité, cette manie de l'obscurantisme pèse de plus en plus lourds au sabots de l'élevage d'obstacle irlandais. Les poulains ne sont pas déclarés officiellement à la naissance et les pédigrées des produits présentés aux ventes Goffs et Tattersalls sont pleins de trous inexpliqués qui renvoient l'image d'un maquis génétique véritablement repoussant à une époque moderne qui exige toujours plus de transparence. A côté de cela, la France poursuit tous ses efforts pour présenter sa production d'obstacle, notamment AQPS et via France Sire, avec les jumenteries exhaustives, coordonnées et palmarès des éleveurs, pédigrées étendus, productions complètes, photos, performances détaillées avec vidéos, mises à jour au quotidien, etc... Pas étonnant que les acheteurs irlandais de jeunes chevaux préfèrent villager dans les campagnes françaises avec toutes les informations possibles et imaginables disponibles sur leurs téléphones mobiles. Tout cela mis bout à bout, à la fin, ça fait la différence à Cheltenham !

 


Jane Mangan livre une analyse au vitriol sur la profusion des black types en Irlande par rapport à la France.

 

Pour compléter le tableau, la lecture des pedigrées britanniques est d'autant plus difficile à déchiffrer qu'ils regorgent de black types dans une proportion telle qu'ils en perdent leur crédibilité. Une journaliste anglaise, Jane Mangan, réputée pour ses analyses aussi pertinentes que décalées, a écrit récemment avec une certaine malice qu'elle s'étonnait du paradoxe entre la réussite des chevaux "FR" sortis des ventes en Irlande par rapport aux "IRE" alors que les pedigrées de ces derniers étaient beaucoup chargés en caractères gras, donc meilleurs sur le papier...

 

 

 

Elle conclut tout simplement que le nombre de courses de black type est très largement surévalué en Angleterre et surtout en Irlande par rapport au niveau sportif réel des courses, cela à comparer avec la faiblesse du nombre de black-type en France, où il n'y a par exemple que 9 Grs.1 par rapport aux 37 proposés en Irlande ! Ce surnombre est aussi très spectaculaire dans le registre des handicaps, selon elle beaucoup trop généreusement dotés du label Listed, Grade 2 ou Grade 3. Une fois de plus, il y a de l'excès dans les 2 sens. La France veut ridiculement rester dans un élitisme excluant les nouveaux candidats propriétaires, en faisant semblant de s'étonner du défaut desdits nouveaux candidats propriétaires. A l'inverse, l'Irlande déverse du black type à tout bout de champ à tel point qu'elle en fait perdre sa signification.

 


Si les éleveurs y perdent en compétitivité, les organisateurs des courses en Irlande sont des champions du monde desquels la France a beaucoup de leçons à prendre. Note : il y a un cheval dans l'image...

 

Mais qu'on ne s'y trompe et que nos amis irlandais ne s'offusquent pas. Il ne s'agit en rien de ricaner bêtement des difficultés de ces grands hommes de chevaux et de nous frotter la panse en se gargarisant d'être une fois de plus les  meilleurs du monde. Il faut plutôt bien comprendre les raisons d'un malaise a priori improbable et pour prendre garde à ne pas tomber dans les mêmes travers, car la France de l'obstacle est tellement plus faible culturellement et financièrement qu'elle ne tiendra pas longtemps en commettant les mêmes erreurs stratégiques en terme d'élevage. En revanche, la France, dont l'industrie de l'obstacle continue de survivre sous perfusion britannique à cause de son incapacité (pour l'instant...) à motiver assez de propriétaires locaux, doit bien regarder comment font  les irlandais pour valoriser leur univers. Ce sont des maîtres en matière de marketing et d'accueil du public, de qui, en France, on ferait bien de tout apprendre.

 


L'Irlande regorge de propriétaires d'obstacle.

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